Un siècle au rythme du bocage : héritages et bouleversements

Le Pays Roi Morvan, vaste échiquier de vallées, de landes, de forêts et de prairies, étire depuis toujours ses reliefs arrondis au centre du Morbihan. Mais il faut se pencher sur les cartes de Cassini, les cartes IGN successives, mais aussi sur la mémoire des habitants, pour prendre la mesure du changement qui a transformé ce paysage en un siècle. Le bocage, autrefois le maître du territoire, en a été le fil conducteur — mais aussi le grand sacrifié de l’histoire agricole bretonne.

Pendant l’entre-deux-guerres, le Pays Roi Morvan était hérissé de haies, de talus, de chemins creux. Selon l’Atlas des paysages de Bretagne (région Bretagne, 2015), jusqu’à 75 % du territoire était alors constitué de petites parcelles closes. Ces haies étaient la clé de voûte du système local : elles organisaient l’espace, protégeaient l’humidité, dispersaient les vents, et servaient de « clôtures vivantes » pour les animaux.

Aujourd’hui, moins de 35 % des talus et haies ont survécu dans certaines communes comme Priziac ou Langonnet. Dès les années 1960, avec la généralisation du remembrement et le passage à une agriculture de plus en plus mécanisée, les bocages ont reculé, laissant place à de grandes parcelles propices à la culture intensive et à l’élevage tourné vers la productivité. Le chiffre est frappant : 7 000 km de haies ont disparu en Bretagne en cinquante ans (source : Observatoire de l’Environnement en Bretagne, 2020).

Forêts et landes : des espaces contrastés face au temps

Pays de forêt par nature et par nécessité, le Roi Morvan doit une part de son identité à la grande forêt de Pont-Calleck, à la forêt domaniale de Coatloc'h ou encore à la hêtraie de Langonnet. Ce patrimoine forestier n’a pas cessé de se recomposer. En 1920, la forêt couvrait environ 17 % du Pays Roi Morvan ; aujourd’hui, c’est près de 27 % (source : IGN, Dossier régional Bretagne, 2022). C’est l’une des régions bretonnes où la forêt a le plus progressé sur le siècle !

Les causes ? La déprise agricole sur certaines terres pauvres, la replantation en résineux ou encore le choix de certains propriétaires de laisser pousser — volontairement ou non. Les anciennes landes de Locuon (Ploërdut) ou les pentes de la vallée du Scorff se sont parfois refermées en boisements spontanés.

  • Augmentation des boisements de feuillus sur sols humides (aulnaie, chênaie-pourprée)
  • Recul des grandes landes sèches, jadis extensive et pâturées, remplacées par des plantations (douglas, épicéa)
  • Des zones humides boisées plus nombreuses qu’en 1950

Mais cette forêt nouvelle n’a pas toujours le visage des forêts d’antan, mosaïque d’essences et de clairières. À bien des endroits, elle se résume à des alignements de conifères, exploités selon un cycle industriel. Un défi pour la biodiversité, mais aussi un support économique local — le bois reste le quatrième secteur d’activité du territoire.

Prairies, cultures et petites vallées : l’agriculture façonne la toile

Il serait impossible de parler de l’évolution des paysages sans évoquer cette main invisible : l’agriculture. En 1920, l’agriculture du Pays Roi Morvan était dominée par la polyculture-élevage à échelle humaine, mêlant vaches armoricaines, chevaux de trait, céréales locales et petits jardins. Les prairies naturelles étaient innombrables, inondant le paysage de la fin de printemps aux moissons.

D’après une analyse INSEE (2015), la surface agricole utile du territoire a perdu près d’un tiers de ses exploitations entre 1955 et 2015. Mais les exploitations restantes ont grossi : en 1970, la taille moyenne était de 19 hectares ; en 2020, elle grimpe à 45 hectares (source : Chambre d’Agriculture du Morbihan). Les cultures ont suivi la même logique d’agrandissement. Les prairies ont parfois laissé place au maïs ensilage, ou à des cultures fourragères nouvelles.

  • Recul du nombre d’exploitants : près de 1 700 fermes en 1950, à peine 400 en 2020 sur l’ensemble du secteur Roi Morvan.
  • Part croissante des prairies temporaires, semées pour l’alimentation du bétail.
  • Réduction des zones maraîchères traditionnelles autour des bourgs.

Néanmoins, un mouvement inverse, encore discret, s’observe depuis les années 2000, avec l’arrivée de jeunes projets, souvent en agriculture biologique ou paysanne, cherchant à « recoudre » les haies, à redonner vie aux mares ou à diversifier les paysages (source : Terre de Liens Bretagne, 2021).

Rivières et plans d’eau : continuités, ruptures et renaissances

Le réseau hydrographique du Pays Roi Morvan est dense : à la source du Scorff, de l’Ellé, de l’Aër, le territoire vit au rythme de ses rivières. Mais leur visage a changé.

Au début du XX siècle, de petits moulins rythmaient chaque vallée, exploitant force hydraulique, pêchant à la ligne ou lavant le linge en amont des villages. Les crues étaient fréquentes, mais les prairies d’inondation absorbaient les excès d’eau.

  • Disparition quasi-totale des moulins actifs dès les années 1960 : seuls des vestiges de roue ou d’architecture subsistent à Gourin, Le Croisty, Berné… (source : INSEE, dossier patrimoine 2018).
  • Restauration de la continuité écologique engagée depuis 2014 sur le Scorff et l’Ellé, sous l’impulsion du SAGE Scorff-Ellé et de Morbihan Energies : arasement de barrages, effacement de seuils anciens…
  • Paysages de mares créées sur d’anciennes extractions de kaolin (secteur de Ploërdut, Saint-Tugdual), refuges de la biodiversité actuelle.

Les rivières du Roi Morvan, libérées par endroits, se montrent pleines de vie, mais restent fragiles : l’artificialisation des berges, l’usage agricole de certains fossés continuent d’exercer une pression sur ces milieux.

Bourgs, chemins et patrimoine bâti : ce qui demeure, ce qui renaît

Le paysage, dans sa définition la plus humaine, c’est aussi la silhouette des bourgs, l’enchevêtrement des chemins ruraux, la présence des maisons en granit, des chapelles et des calvaires. Aux portes du siècle, Le Faouët et Gourin étaient prospères, animés par la « petite industrie » (chaussure, textile) et par un artisanat du quotidien. Les routes s’arrêtaient souvent au cœur des villages, le reste se parcourait à pied, à cheval, en charrette.

L’exode rural et l’évolution des mobilités ont bousculé le territoire. Entre 1950 et 1980, plus de la moitié des hameaux isolés ont perdu leurs habitants permanents. Nombre de chemins vicinaux ont été soit goudronnés, soit abandonnés sous la végétation. D’après la Fédération Française de Randonnée du Morbihan, le linéaire de chemins balisés a été divisé par deux depuis 1950 (de 1200 à 600 km environ).

  • Reconversion d’anciens bâtiments agricoles en habitations ou gîtes, phénomène observable partout depuis les années 2000.
  • Maintien de la plupart des chapelles, même isolées, grâce à un tissu associatif solide : chaque année, près de vingt « pardons » réunissent habitants et visiteurs dans les chapelles rurales du territoire (source : association Chapeaux les Chapelles).
  • Initiatives de réouverture de chemins, en lien avec les communes, pour (re)créer des boucles de randonnées accessibles.

Certains bourgs, jadis menacés de dévitalisation, connaissent une reconquête : le « retour à la campagne » post-Covid a fait bondir les ventes de maisons, et la réhabilitation du bâti ancien amorce aussi une mutation esthétique du paysage de village.

Climat, biodiversité et transitions : enjeux pour demain

Le climat, souvent discret mais bien réel, s’est aussi immiscé dans l’histoire du paysage. Les relevés de Météo France pour le Finistère et le Morbihan montrent un réchauffement net depuis trente ans : +1,3 °C en moyenne depuis 1980. Cette évolution pèse déjà sur la ressource en eau, l’état des prairies estivales et la vitalité des forêts.

La biodiversité du Pays Roi Morvan en a souffert, sans tout perdre pour autant. Certaines espèces jadis communes, comme l’anguille d’Europe dans le Scorff, ont vu leur population s’effondrer (division par 10 de la migration depuis les années 1980). D’autres, comme la loutre d’Europe ou la grenouille agile, profitent du maintien ou de la création de zones humides, parfois par hasard, parfois volontairement.

Les projets de trame verte et bleue, portés par le Parc Naturel Régional d’Armorique et la Région Bretagne, essaient de réconcilier dynamiques agricoles, sylvicoles et naturalistes. La replantation de haies, la valorisation des mares, la diversification des cultures ouvrent des pistes ; chaque hectare « recousu » est une victoire locale sur la standardisation du paysage.

Entre mémoire et invention : Regards croisés pour bâtir les paysages du XXI siècle

Un siècle d’évolution des paysages du Pays Roi Morvan, c’est une histoire d’arrachages et de replantations, de fermetures et d’ouvertures, de reculs et de renaissances. Derrière chaque talus disparu, chaque champs reconquis, il y a le choix d’une société, d’une communauté rurale, d’équilibres à réinventer.

Aujourd’hui, initiatives publiques et citoyennes se multiplient pour inventer un « paysage habité », résonnant avec à la fois la mémoire bocagère et les enjeux d’agroécologie, de climat, de sauvegarde du patrimoine bâti. La vigilance reste de mise : chaque mètre de haie, chaque sentier réouvert, chaque mare entretenue devient l’enjeu d’un nouveau récit collectif, à écrire ici, au cœur de ce pays voulu vivant.

  • Pour aller plus loin :
    • Atlas des paysages de Bretagne
    • Observatoire de l’environnement en Bretagne, "Tendances des haies bocagères", données 2020
    • SAGE Scorff-Ellé
    • Chambre d’Agriculture du Morbihan, “Paysages agricoles : évolution 1950-2020”
    • INSEE Bretagne, dossier régional “Populations rurales et mutations des paysages”, 2015

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