Petite histoire d’une noblesse bretonne singulière

S’il y a bien une image qu’on associe au pays du Roi Morvan, c’est celle d’une terre rurale et populaire, façonnée par l’agriculture, les rébellions, la foi têtue, plus que par les fastes des châteaux. Pourtant, entre le XVe et le XVIIIe siècle, la noblesse locale a bel et bien imprimé sa marque.

  • Le contexte : Après la Guerre de Succession de Bretagne (1341-1364), de nombreuses seigneuries émergent dans la région. Au XVIe et XVIIe siècles, la petite noblesse — gentilshommes campagnards, membres du Parlement de Bretagne, riches bourgeois anoblis — fait construire manoirs, logis et pavillons dans la campagne, principalement pour affirmer son statut social et gérer ses terres (voir Persee, Annales de Bretagne).
  • Qu’est-ce qu’un manoir breton ? :
    • Un logis noble habité par un seigneur ou son représentant, moins imposant qu’un château fort, mais doté d’éléments d’architecture défensive (douves, tourelles, meurtrières) jusqu’au XVIIe siècle.
    • Schemas fréquents : plan en L, tour d’escalier hors-œuvre, grandes cheminées, fenêtres à meneaux, escaliers de pierre, jardins clos, pigeonniers.
    • Matériaux locaux : granit, schiste, parfois ardoise ou calcaire importé pour les plus riches.
  • Combien ? On recense aujourd’hui une cinquantaine de manoirs et maisons nobles répertoriées dans le seul Morbihan intérieur, dont une quinzaine dans le roi Morvan élargi (source : Monuments Historiques POP).

Manoirs emblématiques et bâtisses remarquables du Roi Morvan

L’aventure commence souvent au hasard d’un virage ou d’un chemin creux. Et, chaque manoir, chaque maison noble transporte, sous ses pierres, des légendes ou de savantes histoires de familles. Aperçu non exhaustif :

Le manoir de Kergoz à Gourin

Ken ar pez a vez savet mat ! Voilà un adage bien illustré par Kergoz, qui figure parmi les plus anciens (XVe siècle, remanié au XVIIe). Sis à deux pas du bourg, il se distingue par :

  • Sa haute façade à lucarnes Renaissance
  • Sa cour intérieure encadrée d’une tourelle polygonale typique
  • Son pigeonnier à épis et sa chapelle seigneuriale attenante
Ce manoir a appartenu à la famille Wibo, puis aux Trévaré, qui tenaient la seigneurie jusqu’à la Révolution. Contrairement à beaucoup d’autres, Kergoz a été bien continûment habité et rénové.

Le manoir de Trevalot à Plouray

Invisible depuis la route, c’est une perle du XVIe siècle, partiellement fortifiée. L’accès se fait par une double porte charretière et piétonne en pierre de taille. Le logis lui-même garde un charme sobre mais puissant — fenêtres cruciformes, escaliers en vis, cave voûtée. Un immense miroir d’eau renvoie au passé agricole, et à l’importance des viviers et moulins dans ces anciens domaines.

Le manoir de Langonnet, mémoire du monastère

Langonnet fut d’abord une abbaye, puis un pôle laïc après la Révolution. Autour de l’ancien enclos, subsistent plusieurs maisons nobles et logis de maîtres :

  • Le manoir de Kergornec, qui allie style fin gothique et Renaissance, et dont la date (1588) est toujours lisible sur un linteau.
  • La maison de la Communauté, aujourd’hui gîte rural, typique par sa disposition à étage unique et ses portes ornées d’écus armoriés gravés.

Réseau de manoirs autour du Faouët et Saint-Tugdual

Le Faouët, et sa proche campagne, a servi de relais à plusieurs familles nobles et robines. Les manoirs du Stancou (en cours de restauration privée), de Kerbozec ou de Tronjoly (ouvert à la visite lors d’évènements), illustrent la variété architecturale entre fin XVe et XVIIIe siècle. À Saint-Tugdual, le petit manoir de Castel-Men cause des ruines romantiques sous les châtaigniers centenaires.

Les maisons nobles oubliées, un patrimoine fragile

La plupart de ces bâtisses ne sont pas classées monuments historiques ; beaucoup sont dans un état précaire. Selon une enquête de la DRAC Bretagne (2020), près de 40% des manoirs répertoriés dans la zone sont des « ruines consolidées » ou servent aujourd’hui d’entrepôts agricoles. Trois seulement bénéficient d’une ouverture régulière au public, souvent lors des Journées du Patrimoine.

Mises en lumière, anecdotes et histoires de pierres

Des pierres qui parlent, et parfois même chantent. Ici, chaque demeure charrie anecdotes et petites énigmes :

  • La rumeur du souterrain : Presque chaque manoir possède son « souterrain », galerie supposée relier la maison à l’église, ou à un relais de résistance. Si la plupart sont des caves à vin fortifiées, certains passages (Kerlohouarn à Berné, Kerliver à Priziac) recèlent de véritables couloirs médiévaux, réutilisés pendant la Chouannerie ou la Seconde Guerre mondiale (source : Ouest-France).
  • Des hôtes illustres : Tronjoly ou Kergoz accueillirent tour à tour écrivains, résistants, artistes itinérants (citons Anatole Le Braz, séjour fréquent à Gourin), et même, plus près de nous, le passage du cinéaste Claude Chabrol venu tourner des plans champêtres au Faouët.
  • Empreintes révolutionnaires : Plusieurs manoirs du pays furent réquisitionnés comme lieux de réunion des « patriotes » de 1791-1794, ou temporairement transformés en casernes républicaines. Certaines bibliothèques cachent encore des graffitis ou messages politiques gravés sur leurs linteaux.
  • Des jardins disparus : On oublie souvent la richesse botanique de ces anciennes maisons nobles qui, avant l’ère des parcs publics, conservaient jardins de simples, fruitiers en espalier, et sociétés d’ornement floral qui mettaient la main à la pâte lors des fêtes paroissiales.

Reconnaître une maison noble bretonne : conseils pour les curieux

Les manoirs du pays Roi Morvan partagent des caractéristiques précises, que l’on repère même depuis la route ou au fil d’une promenade :

  • Le portail : Fortement maçonné, parfois à double entrée ; linteau armorié, armoiries saintes, croix pattée ou motif héraldique.
  • Tourelles et échauguettes : Toujours plus décoratives que militaires à partir du XVIIe siècle.
  • Fenêtres à meneaux : Divisions de pierres verticales, petite baie d’éclairage à l’étage (chambres), ouverture plus large pour la grande salle.
  • Escalier en vis : Bâti hors œuvre, protégé par une tour, parfois visible de l’extérieur (signe de richesse à l’époque).
  • Pigeonnier : Attestant du droit de « colombier », réservé aux nobles ou assimilés. La taille du pigeonnier indique la richesse du propriétaire (certains logeaient plus de 800 couples !).
  • Jardin clos ou vestige de douves : Même comblées, elles dessinent encore le tracé rectangulaire qui entourait la demeure.

Ce petit jeu d’observation ajoute du piquant à vos balades en vélo ou à pied. Attention cependant, la majorité de ces propriétés reste privée : respectons leur intimité, profitons-en depuis la voie publique, ou lors d’événements ouverts à tous (portes ouvertes, festivals locaux, balades du patrimoine).

Que deviennent les anciennes maisons nobles aujourd’hui ?

Le destin de ces grandes maisons varie énormément :

  • Certains manoirs ont retrouvé vie grâce à des rachats amoureux, parfois par des familles venues de loin et séduites par l’âme du pays. Ils sont transformés en gîtes, chambres d’hôtes labellisées, ou centres d’art saisonniers.
  • Des ruines restaurées à l’initiative de bénévoles : à Priziac ou Ploërdut, des associations s’attèlent régulièrement à dégager, remaçonner, ou à publier des livrets pour mieux faire connaître ce patrimoine (voir Association pour la Sauvegarde des Manoirs du Roi Morvan).
  • Mais le plus souvent, ces demeures échappent au circuit touristique classique, et demeurent habitées sobrement, par les héritiers, parfois depuis des générations, parfois par de nouveaux venus prêts à relever le défi – isolation, toiture, réfection du granit, mise au normes, tâche colossale…
Les aides publiques existent mais demeurent rares ou engluées dans des lourdeurs administratives. La majorité des manoirs protégés comme Monuments historiques l’est sous la forme d’ « inscription » plus que de « classement » (ce qui limite fortement les subventions pour travaux, source : DRAC Bretagne 2023).

Sur les traces des manoirs : balades et pistes de découverte

Pour les curieux et amateurs de patrimoine, voici quelques idées pour partir sur les sentiers de ces vieilles demeures :

  • Circuits patrimoniaux : Les offices de tourisme proposent chaque été (juillet-août) deux boucles pédestres et cyclables « Manoirs & petites histoires » à Ploërdut et Gourin. Cartographies gratuites disponibles en mairie ou en téléchargement.
  • Journées du patrimoine : Mi-septembre, plusieurs propriétaires ouvrent exceptionnellement leurs portes. Le programme est généralement publié par Le Télégramme, Ouest-France, et sur le site du comité départemental de la culture (CD 56).
  • Balades libres : Certains manoirs visibles depuis les sentiers balisés : autour du château de Tronjoly au Faouët (grand parc public, expo permanente sur l’histoire locale), sentier du Scorff (Kerlohouarn, Berné).
  • Documentation : Le réseau des bibliothèques du Morbihan possède plusieurs ouvrages illustrés consacrés à ces demeures, avec itinéraires et anciennes photos de familles (par exemple : « Manoirs et Châteaux du Morbihan intérieur », Ed. Apogée, 2016).

L’avenir de ces témoins du passé rural

Ces manoirs et maisons nobles ont bien plus à offrir qu’un décor de cartes postales ou un simple élément de folklore local. Ils sont à la jonction de la mémoire rurale, de la création contemporaine (avec, notamment, des expositions estivales et concerts dans leurs murs), et d’une nouvelle façon d’habiter la campagne, entre transmission du patrimoine et inventivité.

Même discrets, parfois oubliés, ils invitent à mieux lire les paysages, à entendre ce que racontent les vieilles pierres, et à se demander : comment continuer à faire vivre ces lieux ? Chaque curieux, amoureux du bocage ou citoyen engagé, peut en réalité y contribuer, ne serait-ce qu’en parlant de cette richesse, ou en soutenant une visite, une restauration, un projet patrimonial local.

Voilà pourquoi les manoirs et maisons nobles du pays Roi Morvan constituent une porte ouverte sur l’histoire, dont chacun, promeneur ou habitant, pourra un jour pousser le lourd portail.

En savoir plus à ce sujet :

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