Quand les pierres racontent : mémoire ouvrière et silhouette du paysage

Le Morbihan intérieur est émaillé de ces vastes bâtisses, souvent massives, parfois invisibles aux yeux trop pressés : papeteries au bord du Scorff, filatures lovées dans les vieilles vallées, scieries blotties entre bocage et rivière. À peine les visiteurs se penchent-ils sur une carte ou lèvent-ils le nez depuis la route, qu’ils aperçoivent un long bâtiment d’ardoises, une cheminée de brique, ou même, à Gourin, la structure imposante d'une ancienne conserverie.

Bien plus que de la simple architecture, ces vestiges industriels témoignent d’un temps où le Centre Bretagne vibrait au rythme des machines, des ouvriers et des échanges, transformant durablement l’économie locale et ses paysages.

Faire pulser la vallée : usines textiles, une histoire d’eau et de sueur

Impossible de parler des bâtiments industriels du Pays Roi Morvan sans évoquer la saga du textile. Du XIXe au milieu du XXe siècle, les filatures de laine et de lin se sont installées au fil des rivières, utilisant la force motrice de l’eau pour faire tourner roues, poulies et métiers.

  • À Le Faouët, la filature Le Lagadec (au lieu-dit le Petit Moulin) a longtemps employé une centaine d’ouvrières, vivant littéralement au rythme du bief, selon les archives communales (Source : Archives municipales du Faouët, inventaire du patrimoine industriel).
  • La Filature de Kerdévot, à Priziac, est aujourd’hui méconnue du grand public mais ses murs rappellent l’âge d’or du lin breton, exporté jusqu’en Angleterre à la fin du XIXe siècle.

Beaucoup de ces bâtisses sont en ruine, d’autres reconverties : certaines sont devenues des habitations, des ateliers d’artisanat ou, plus récemment, des lieux culturels éphémères, comme lors du festival "Art et Mémoire au Fil de l’Eau" (2022, voir LeFaouët.fr).

Bois, métal et modernité : la vague des scieries et ateliers mécaniques

Le Pays Roi Morvan, couvert de forêts et de landes, vit aussi naître un réseau dense de scieries dès la fin du XIXe siècle. Gourin, capitale du châtaignier, en hébergea jusqu’à cinq simultanément au début des années 1900. Ces structures, largement en bois, étaient parfois spectaculaires : la scierie Cariou, au nord de Gourin, employait plus de 60 personnes en 1924 (Source : Ouest-France, “Au temps des grandes scieries de Gourin”, 2019).

Après la Seconde Guerre mondiale, les ateliers de mécanique – pour la réparation des machines agricoles, la fabrication de matériel de fromagerie ou de conserverie – s’installent autour des bourgs. Si nombre d’ateliers ont disparu, leurs hangars, toits en dent de scie ou grandes portes métalliques, ponctuent encore l’entrée de nombreux villages.

Cheminées, canaux et silos : repères visuels et cartes postales du quotidien

Certains bâtiments se repèrent de loin, tant ils sont devenus signes d’identité locale. Sur la commune de Langonnet, la cheminée en brique de l’ancienne laiterie Trévezel s’élève encore, à côté des nouveaux commerces. Elle a longtemps été le point de ralliement des laitiers, collectant le lait des fermes alentours jusque dans les années 70.

  • À Berné, c’est la silhouette massive de l’ancienne usine à cidre qui domine le quartier de la gare. Le site, semi-abandonné mais toujours debout, rappelle l’époque où la production de cidre atteignait plus de 300.000 litres par an sur la commune (Source : Archives Berné, mémoire d’Y. Le Goff, 2015).
  • Les petits canaux rejoignant les papeteries – telle celle du Stang à Plouray – serpentent encore à travers prairies et jardins là où les machines ne bruissent plus.

Aujourd’hui, ces repères sont parfois réinvestis par nouveaux habitants ou initiatives associatives, cherchant à relier la mémoire industrielle à une dynamique contemporaine : tiers-lieux, lieux d’expositions, habitats partagés, circuit patrimonial guidé par l'association "Balades de la Mémoire ".

La réutilisation : sauver ou transformer ces mastodontes ?

Que faire de ces vestiges, une fois l’activité éteinte ? C’est la grande question qui agite les acteurs du territoire depuis plusieurs décennies. Si certains bâtiments meurent à petit feu, d’autres voient poindre une seconde vie :

  • La conserverie Chancerelle à Gourin, désaffectée dans les années 80, a accueilli des plasticiens puis des chantiers participatifs lors d’ateliers de rénovation. Projet emblématique, mais compliqué par l’ampleur des travaux et le coût en entretien.
  • L’ancienne scierie Le Roux à Le Saint a été transformée en base pour les scouts et événements associatifs.
  • Le site de la papeterie de Moulin Neuf, à Ploërdut, fait l’objet depuis 2021 d’un projet visant à en faire un éco-lieu associatif, si les financements suivent (Source : Bretagne Eco, "Nouveau souffle pour Moulin Neuf", 2022).

Qu’il s’agisse de projets d’habitat alternatif, d’espaces de coworking ou de musées de la mémoire ouvrière, réhabiliter ces anciens géants industriels permet de préserver l’âme du territoire, tout en répondant à des besoins sociaux ou économiques très concrets.

Quelques chiffres-clés et repères temporels

Période Nombre estimé de bâtiments industriels historiques (pays Roi Morvan) Types majoritaires
1880 Une cinquantaine (source : Archives départementales, inventaire 1885) Filatures, moulins, scieries
1950 Environ 30 en activité Conserveries légumières, laiteries, scieries, ateliers mécaniques
2020 Moins de 15 structures en usage (souvent reconverties) Petites laiteries, sites industriels reconvertis

Selon l’Inventaire Régional du Patrimoine industriel de Bretagne (2020), près d’un bâtiment sur quatre est aujourd’hui menacé ou déjà à l’état de ruine mais, dans le Morbihan central, la réhabilitation croît chaque année de 3 % en moyenne (Source : Région Bretagne, chiffres-clés patrimoine industriel 2021).

Pourquoi ils comptent toujours : impact sur l’imaginaire collectif et le tissu local

Au-delà de la pierre, ce sont des pans entiers d’histoires humaines, souvent méconnues, qui s’abritent dans ces murs. Certaines familles s’y transmettent anecdotes et savoir-faire. À Berné, l’ancien chef d’atelier à la fabrique de cidre guide encore les jeunes du village lors des Journées du Patrimoine ; à Gourin, un collectif d’anciens ouvriers a publié en 2018 un livre de mémoire sur l’industrie de la conserve (« Gourin, métallos et boîtes », éd. Montagnes Noires).

  • Écoles, associations et collectifs citoyens s’en emparent pour organiser balades, ateliers ou spectacles valorisant la mémoire locale.
  • Le carnet de tourisme industriel du Pays Roi Morvan, édité en 2022, met en avant une dizaine de parcours permettant d’explorer ces sites (Source : Office du Tourisme Roi Morvan).

Le destin de ces bâtiments n’est pas figé. Chaque projet de reconversion, chaque visite, chaque photo partagée, participe à la redécouverte de ce patrimoine, tout en nourrissant une réflexion collective : comment donner du sens à ces lieux dans la Bretagne d’aujourd’hui ? Faut-il les conserver intacts, ou les ouvrir à de nouveaux usages ? Ce débat anime régulièrement les conseils municipaux et les collectifs.

Regarder demain : transmission, dynamisme et enjeux des friches industrielles locales

Sillonner le Pays Roi Morvan aujourd’hui, c’est parfois traverser des souvenirs debout, ouverts à la transformation. Les anciens ateliers de Pont-Minen, restaurés par des bénévoles, hébergent chaque été des expositions et concerts. Les murs de la laiterie Trévezel, décorés de fresques par des artistes locaux, deviennent toiles vivantes.

Reste à inventer un équilibre entre respect du passé, utilité au présent, et inventivité pour l’avenir… Ces vieux bâtiments invitent, plus qu’ils n’imposent, à tisser du neuf avec de l’ancien, à relier mémoire et dynamique rurale. Entre bocage, histoire ouvrière et horizons d’avenir, ils composent une mosaïque qui ne demande qu’à être partagée et réinventée, pour que le Pays Roi Morvan demeure un territoire vivant, et pas seulement un décor de carte postale.

En savoir plus à ce sujet :

Réseaux sociaux

© paysroimorvan.com